Penser l’utopie et la dystopie dans l’écriture de Gabriel Garcia Marquez, de Mo Yan et de J.M.G Le Clézio

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Penser l’utopie et la dystopie dans l’écriture de Gabriel Garcia Marquez, de Mo Yan et de J.M.G Le Clézio

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Title: Penser l’utopie et la dystopie dans l’écriture de Gabriel Garcia Marquez, de Mo Yan et de J.M.G Le Clézio
Author: El Adouli, Nisrine
Abstract: La question de l’utopie est éminemment liée au lieu. Mais ce lieu, parce qu’il est manquant, est un non-lieu. La société imaginée par le récit utopique n’existe pas non plus. C’est le temps utopique qui inscrit le lieu dans le monde des possibles. En effet, ce qui relève du non-lieu pourra dans l’avenir s’avérer un lieu accessible. Autrement dit, si le présent est le domaine de l’impossible, le futur, quant à lui, est apprécié comme promesse du possible. Ce qui est impossible aujourd’hui peut être possible demain. De ce fait, il serait incongru d’envisager l’utopie en rupture totale avec le réel. Cela est d’autant plus vrai que l’utopie s’insère avec force dans la réalité pour l’ébrécher, voire y introduire le possible. Le substrat ou le support de l’utopie ne se réduit pas à l’irréel car l’enjeu principal est de s’approcher de la réalité et d’œuvrer dans le sens de la convertir. Aussi l’utopiste s’efforce de se distancier de la réalité, de la regarder de loin, et de s’en détourner pour pouvoir, en conséquence, déployer sa vision idéaliste du monde. Cette dernière est censée être plausible pour être acceptée. De même, elle ne peut se soustraire à l’Histoire attendu que l’utopiste s’attache à la réalisation de quelques possibles. Par conséquent il ne peut inscrire son idéal en dehors du temps, sinon son projet utopique s’avèrera une pure chimère. L’utopie est un genre littéraire, un récit, qui décrit une cité imaginaire et une communauté idéale. Ne s’inscrivant pas dans le présent, elle s’oriente essentiellement vers la réalisation d’un projet dans le futur. Se rangent sous le genre de l’utopie toute expression d’un idéal à réaliser et toute configuration sociale prometteuse. La République de Platon et La Cité de Dieu de Saint- Augustin illustrent parfaitement l’utopie comme genre. Platon imagine une cité utopique où la société est orientée vers le bien et la justice, où les dirigeants sont appelés à gouverner dans les règles de l’art contemplées dans l’intelligible. Pour Saint-Augustin, la Cité n’est pas réalisable dans l’histoire, car elle est éternelle et d’ordre céleste. Toutefois, elle est proposée en modèle à imiter par la cité ordinaire et terrestre. Celle-ci deviendra plus parfaite en s’inspirant de la configuration propre à la cité céleste. L’homme, par essence, est un être de rêve. Il chérit l’utopie quand cela l’apaise et lui donne de l’espoir. Oscillant entre son sens d’idéal à imiter et de gageure inutile, l’utopie est confrontée aux questionnements soulevés à propos de sa fonction et de son intérêt. Il nous semble que toute utopie est en soi une forme de critique adressée à l’ordre des choses, voire une tentative de dépassement de ce qui empêche l’homme de rêver de lendemains heureux et meilleurs. Fondée sur une critique sous-jacente de la réalité réelle, l’utopie se veut une négation critique de l'époque au nom d'un avenir heureux, qui peut être imaginé de la manière la plus diverse. L’utopie peut également être comprise comme la projection dialectique de l'histoire humaine vers un avenir conçu à chaque fois comme le rejet du présent. Il est clair que dans cette conception de l'utopie, c’est la perception critique et optimiste de la réalité existante qui est plus importante que le développement de l'image d'un monde meilleur. Dans le concept d'utopie, l'imagination et la critique sont indissolublement fusionnées, comme la manifestation d'un profond désaccord avec la société autour d'une vision alternative de sa configuration actuelle. Cette contre-image critique de la réalité actuelle est construite selon le mode utopique basé à la fois sur une hypothèse explicative et une hypothèse corrective des carences observées dans la société. Le monde heureux imaginé et décrit dans l'utopie naît de cette hypothèse, une hypothèse imaginaire qui se déploie avec un maximum d'amplitude et de détails dans la fiction. C’est Thomas More qui introduit le mot, utopia. Au fil du temps, l’usage abusif de ce mot (en tant que substantif et en tant qu’adjectif) a atteint des limites insoupçonnées, provoquant la confusion la plus dense. Aussi tout théoricien de l'utopie rencontre-il des difficultés énormes quant à cerner l’écueil terminologique. Il est clair que More voulait assigner deux qualités à Topos: celle de la non-existence (ou) et celle de l'accueil, de la bonté et du bonheur (eu), qualité avec laquelle la traduction correcte de l'utopie serait « le bon endroit qui n'existe pas ». Les dimensions multiples de l'utopie ne sont pas limitées, même pas du point de vue historique, à sa manifestation la plus populaire: l'utopie politique. Dans ce sens, le rêve d'une vie meilleure transcende de loin la dimension utopique et sociale originelle que l'on retrouve dans toutes sortes d'anticipations culturelles. A cet égard, le rêve n’équivaut pas à une simple forme d’évasion dans un monde avantageux, mais à une véritable tentative de dépassement de la situation existante, et ce en se doublant de l’action, condition sine qua non de l’inscription de la conscience utopique dans « la matérialité du monde »1. La dystopie et l'utopie ont en commun des dimensions imaginatives et critiques. Alors que cette dernière formule une hypothèse pour comprendre et corriger les erreurs qu'elle observe dans la société, et ce en se focalisant sur un trait ou un signe sinistre de notre propre présent, la dystopie rend explicite et développe au maximum les propensions terrifiantes qui agissent dans le monde environnant. Dans la mesure où ces tendances trouvent leur origine dans l'utopie transformée en programme d'action, la dystopie est un avertissement contre le devenir anti-utopique des utopies confrontées à la réalité. Cependant, en tant que vision anticipatrice et préventive d'une société future de cauchemar, la dystopie est conçue sous l'impulsion de l'intention utopique, parce qu'elle devient plus précise dans la négation de ce qu'elle ne veut pas. Le concept de la dystopie fut introduit par Stuart Mill lors d’un discours prononcé devant la Chambre des communes en 1868.Selon Mill, la dystopie dénote, contrairement à l'utopie, un projet trop mauvais (mal) pour être faisable ou réalisable. Bien qu’il n'ait pas fait allusion exactement au référent de son néologisme, il est à noter que Stuart Mill considère que nombre de ceux qui sont qualifiés d'utopistes proposent en fait un monde si terrible et invivable qu'il 1 Sébastien BROCA, « Comment réhabiliter l’utopie ? Une lecture critique d’Ernst Bloch », in philonsorbonne, N° 6, 2012, p. 12. serait opportun d’utiliser un qualificatif spécifique pour les nommer. Un siècle plus tard, Emile Cioran a souligné, compte tenu des événements sanglants qu’a connus le monde au XXèmesiècle, que le projet dystopique annoncé bien auparavant était devenu une réalité amère : Les rêves de l’utopie se sont pour la plupart réalisés, mais dans un esprit tout différent de celui où elle les avait conçus ; ce qui pour elle était perfection est pour nous tare ; ses chimères sont nos malheurs. Le type de société qu’elle imagine sur un ton lyrique nous apparaît, à l’usage, intolérable […] Pareilles élucubrations relèvent de la débilité mentale ou du mauvais goût.2 A nous en tenir aux idées de Cioran, nous pouvons déduire que l’utopie n’échappe pas aux critiques à la fois radicale et justifiées. L’opposition à l’utopie a pris des proportions aigues dès le début du XXème siècle. Force est de souligner que les dystopies littéraires ne peuvent pas être considérées comme de simples dénonciations des effets réels de la pensée et de la politique utopique, étant donné qu'elles transmettent, elles-mêmes, volontairement ou non, des idées utopiques à travers leurs critiques de la rationalisation et du totalitarisme. Si la dystopie prend le dessus sur l'utopie, cela témoigne d'une crise majeure au niveau de l'idée du progrès et de la foi dans le futur, ainsi que d'une régression considérable de l'utopie littéraire et du désir utopique. Mais, en contenant une incitation utopique, voire une utopie diffuse en arrière-fond, la dystopie n'est pas seulement basée sur la peur, mais aussi sur l'espoir, précaire au demeurant. Ainsi la dystopie résulterait-elle d'une fusion très instable de l’espoir et de la peur, d’une cohabitation entre les deux et non de leur exclusion. La dystopie littéraire remplit plusieurs fonctions. L'utopie et la dystopie articulent, respectivement, l'espoir et la peur qui peuvent éveiller "les mêmes choses". Interprétée sous ce prisme, l'utopie dialectique (utopie-dystopie) sert d'indicateur de l'état de conscience collective à un moment donné, évaluée en fonction de l'extrême qui détient le plus grand pouvoir. L'espoir utopique et la 2 Emile Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, Paris, 1960, p. 75. peur dystopique, même sans constituer des contraires, reflètent la nature d'une société par rapport à l'avenir. Il y a lieu pourtant de nous demander quand et pourquoi l'espoir utopique a été vaincu par la peur dystopique. Les visions dystopiques qui ont émergé au XXe siècle avaient pour contenu central le totalitarisme, qu'il soit conçu autour du stalinisme, du fascisme ou d'une combinaison des deux. Les dystopies, en général, retracent le cheminement de l’homme moderne de l’utopie à la dystopie. Les trois textes de notre corpus, sont porteurs de messages utopiques. En effet, toutes les œuvres contiennent les caractéristiques inhérentes à l’utopie et gravitent autour d’une confrontation idéologique entre une vision utopique et une vision dystopique. Cent ans de solitude est assurément un roman traversé par une réflexion sur la trajectoire de l'Amérique latine. L'utopie marque de son sceau et le contenu et la forme. Outre les multiples paysages aux dimensions utopiques, l’intrigue du roman recèle deux moments mythiques essentiels: d’une part, la cosmogonie de la Genèse qui sert de cadre à la création d'un monde meilleur et se termine par l'ouragan biblique de l'Apocalypse et d’autre part la fictionnalisation des luttes pour l'émancipation en Colombie. Initialement, le mythe cosmogonique de Macondo est la représentation d'une utopie symbolisant les origines de l'humanité ainsi que celles de la Colombie et, par extension, de l'Amérique latine. Ce mythe des origines est donc le point de convergence d'autres aspects utopiques du roman. Comme aux origines de l'homme, dans le paradis de Macondo s’entremêlent les aspects messianiques, sociaux, architecturaux, scientifiques et festifs. Ce qui est essentiel, c'est que la fondation de Macondo, en tant qu'expérience migratoire en quête d'une meilleure terre de promesses est présentée comme une utopie communautaire. Le contact de cette dernière avec l'idéologie libérale conduit à un projet d'utopie sociale qui constitue le deuxième moment mythique du roman. Cependant, c’est à travers le jeu des contradictions entre les deux moments qu’émerge le signe négatif de la dystopie. L'un des thèmes de l'utopie en tant que genre littéraire est l'aménagement de Macondo. Ce qui ressort le plus du projet de José Arcadio Buendia, c'est l'engagement en faveur de l'égalité qui motive l'organisation du village. En ce sens, toutes les maisons ont été construites sur le même pied d'égalité, c'est pourquoi il est possible de constituer une communauté où règne un esprit d'harmonie. La prospérité est à portée de vue : c'est l'Arcadie, un village heureux où l'effervescence juvénile et la douleur de la mort n'ont pas encore été connues. José Arcadio Buendia, à l’image d’Adam, est représenté comme un être désigné pour construire ce paradis terrestre. Mais, la rupture de ce dernier est due essentiellement à l’introduction de la modernité, notamment sous son aspect technique, opérée à Macondo par les Gitans. Le patriarche finit par trouver goût aux objets apportés par ces derniers. Par conséquent, il entame l’ordre du village, perturbe le sens de l’arbre de la science et initie la déchéance du village. Contrairement à l'utopie communautaire qui jaillit de la sagesse patriarcale dans un environnement naturel, l'utopie sociale apparaît dans un contexte intense de luttes idéologiques et d'antagonismes. Cependant, elle ne se cristallise pas dans le roman aussi clairement que l'utopie communautaire. Ce qui importe de retenir, c’est que l’utopie initiale a cédé la place à la dystopie. Celle-ci se manifeste à trois niveaux: la montée fulgurante de l’idéologie, due principalement aux pratiques coloniales, les conséquences pernicieuses d'une guerre prolongée entre libéraux et conservateurs et le génocide perpétré par certains tyrans contre la population civile. A cet égard, rappelons que des personnages conservateurs, tels que Fernanda del Carpio, Apolinar Moscote, symbolisent la tentative de restaurer les valeurs traditionnelles de la colonie, fondée sur le lien indissoluble entre l'Etat et l'Eglise ainsi que sur les privilèges d’une certaine élite noble. Contrairement à l’utopie sociale des libéraux, la posture des conservateurs installe une dystopie. Cent ans de solitude métaphorise le paradoxe intrinsèque de tout projet utopique. Plus précisément, il symbolise l'incitation à l'utopie qui a proliféré dans l'histoire de L'Amérique Latine depuis ses débuts ; histoire marquée de tension permanente en ce sens qu’au-delà de l’avenir, nourri d’idéalisme et de possibilités, elle se fait l’écho d’un lot d’inégalités, d'injustices et de frustrations. La seule utopie qui se cristallise dans ce roman est le mythe des origines, qu'il s'agisse de l'âge d'or, de l'Arcadie ou du paradis terrestre, qui ne suffit pas à lui seul, car il persiste à se nourrir dans l'éternel retour: l'utopie ne fait que combler le fossé entre un paradis perdu et une terre promise. Le vide peut être compris comme la difficulté insurmontable du retard et le manque d'autodétermination dont souffre l'Amérique latine. Mais, comme antidote pour contrecarrer ce vide, il y a l'engagement libérateur qui, par la critique et la réflexion éthique, guide l'intention esthétique de Garcia Marquez tout au long du roman. Cet engagement libérateur oppose un discours de paix au discours de la guerre ; un discours critique fondé sur la justice et la solidarité. C'est dans cette mesure que Cent ans de solitude nous redonne le rêve de l'utopie. La Dure loi du Karma de Mo Yan représente la trame évolutive de la Chine au regard de sa propre histoire. Elle est également une utopie qui retrace, non sans ironie, les tribulations de la Chine maoïste, à travers le parcours époustouflant et tragique de Ximen, le personnage principal. Ce roman décrit un cercle parfait, conformément à la vieille doctrine des réincarnations, pour tisser une fable morale sur le totalitarisme politique et les faiblesses humaines. Lancé en enfer après avoir été exécuté par les communistes, Ximen Nao va expier son passé de propriétaire terrien, en se réincarnant en différents animaux et endurer des châtiments qui évoquent la promenade de Dante dans un monde où l'espoir est interdit. En effet, témoin de la mort de Mao et de la fureur meurtrière des différentes révolutions, Ximen aura accompli un destin qui restitue symboliquement l'innocence originelle de cette humanité corrompue par l'ambition, la vanité et l'égoïsme. A l’image de Cent ans de solitude, l’utopie dans cette œuvre épique symbolise le paradoxe intrinsèque de tout projet utopique. C’est l’utopie communiste, emblème de l’égalité et l’équité, qui traduit le grand rêve du guide chinois Mao Zedong d’une société meilleure. L’abolition de la propriété privée pour la fusion des catégories sociales fut une forme corrective de la société. Cependant, face à cette volonté, sans limites, les mesures entreprises pour mettre au jour cette utopie furent violentes et humiliantes. L’auteur encadre cette période révolutionnaire via les propos de Hong Taiyue, le bourreau qui professe son admiration pour Ximen Nao en tant que personne, mais lui avoue, sans ambages, sa haine en tant que représentant de la classe des riches terriens. Après l’exécution de Ximen, sa rancune se déverse sur Lan Lian qui tient à son indépendance et refuse d’accepter l’utopie communiste. Si la liberté humaine est le pouvoir positif d'affirmer sa véritable individualité, Lan Lian en fut privé. Aussi l’utopie dans cette œuvre ne réalise-t- elle pas ses promesses de liberté et d’équité. A cet effet, elle est présentée en tant que notion négative. L’effort de Mao Zedong de préserver l’utopie communiste se solde par un grand échec. Ce projet socialiste n’a pu réaliser l’épanouissement humain auquel il aspirait dans la mesure où il ne s’est pas réalisé à partir de ses propres fondements mais plutôt en se nourrissant des bribes du capitalisme. Cela dit, l’ambition d’abolir le capitalisme en tant que classe sociale dominante connait un échec notoire. En effet, la lutte des classes qui devait disparaitre avec le communisme persiste et connait la dictature d’une minorité qui restaura le capitalisme. L’autosatisfaction l’emporte ainsi sur la satisfaction de l’autre. Par ailleurs, l’organisation du village Ximen qui devait servir de modèle de l’utopie communiste se transforme en contre-exemple en ce sens où elle met en valeur la centralisation du pouvoir étatique. En effet, l’assemblée, responsable de l’ordre et du bien-être des citoyens, veille au respect de la loi en recourant à la violence et en instaurant le despotisme pour réaliser des fins personnelles. Le travail pénible ne disparait pas non plus pour céder la place au travail humain. Si Fourier compare le travail dans le communisme au jeu, il n’en est pas de même dans La dure loi du karma. L’installation de la tyrannie bureaucratique communiste bat en brèche les principes utopiques. Les générations de familles, quant à elles, sont confinées dans des lieux isolés souffrant de solitude, ou dans des communes ou des quartiers urbains fragilisés par des luttes hobbesiennes. Cela dit, l'humiliation et le mépris qu’a subis Ximen Nao prouvent que le mal est enraciné dans les profondeurs de l'être humain, mais quand le roi des enfers lui offre la possibilité de choisir entre la vie et la mort, il choisit la vie parce que la souffrance est un élément essentiel de l'expérience humaine. Comme le sauvage dans Le meilleur des mondes, Ximen accepte le malheur parce qu'il comprend que c'est l’une des formes de la liberté et parce que « seule la grande douleur nous contraint à descendre dans notre extrême profondeur » 3 .En outre, la théorie du karma amplement utilisée dans ce roman constitue un autre facteur qui lui a permis d’accepter son sort. Il s'agit d'un exposé classique de la philosophie bouddhiste où l'homme survit aux étourdissements extérieurs du malheur de façon positive et pacifique. Par conséquent, le tiraillement des personnages de Mo Yan entre le temporel et l’éternel, entre le monde matériel fascinant mais illusoire et le monde spirituel bienheureux, éclaire la philosophie la plus profonde du Karma dans ce roman. Par ailleurs, il est évident que le choix de la douleur est une réplique contestataire à l’utopie communiste ayant promis monts et merveilles au peuple chinois. En ce sens, l’écriture de Mo Yan est dissidente car elle ébranle certaines idées très favorables à l’utopie communiste et livre une évaluation négative de la Chine aux prises avec ses contradictions et paradoxes. En bref, l’utopie communiste en voulant se transformer en une utopie progressiste se trouve étranglée et par ses prêcheurs et par la modernité capitaliste. Soulignons que les différents changements se font en silence car le 3Nietzsche, Valéry, Cioran - mes métaphores et les vôtres, P 84. parti communiste garde son image inchangée, ce qui renvoie à la complexité des valeurs régnant en Chine. C’est aussi la mise en scène du délire idéologique qui caractérise une Chine contemporaine dans toute sa gloire et sa décadence capitalistes. Nous ne pouvons passer sous silence le grand intérêt que porte Mo Yan à l’animal. Les animaux réincarnés possèdent toute la gamme des émotions humaines et de la capacité cognitive, c'est-à-dire la raison, la logique, la peur, le chagrin, la préoccupation, l'amour. Ils sont capables d’imaginer, de rêver et de souhaiter. Ourania de Le Clézio, troisième roman de notre corpus, est une utopie située dans le Mexique et non en Europe où les utopies sont tombées en ruines après les deux guerres mondiales et où les idéaux collectifs sont en perte de vitesse. A travers Ourania, Le Clézio réactive le genre utopique, dans un monde désorienté sur lequel pèsent la menace des identités meurtrières et l’affirmation d’un néo-impérialisme économique aveugle. En effet, tous les développements que nous avons consacrés à ce roman nous permettent de retenir que l’auteur, en inscrivant son histoire dans un monde, dont le temps et l’espace sont authentiques, donne à ses personnages la possibilité et la perspective de vivre dans un monde avantageux où les relations humaines sont positives et exemptes de violence. À Campos, on a bâti un lieu utopique où les enfants ne vont pas à l’école, où on parle une autre langue et où l’homme vit en osmose parfaite et vitale avec la nature. Ce monde atypique, ressemblant à tant d’autres lieux utopiques, notamment Macondo, est malheureusement condamné à l’effondrement à cause de l’appétence pour le profit et le gain. L’utopie dans Ourania ne prend pas la forme de quête d’un lieu édénique situé quelque part, un lieu fantasmé comme nous avons l’habitude d’en rencontrer dans les romans antérieurs de l’auteur (l’espace de l’île notamment), mais elle est assurément d’ordre politique du fait qu’elle est pure critique des travers de la société moderne engluée dans l’injustice et la violence. A travers les événements racontés et le profil hétérogène des personnages, l’auteur nous livre une fabula originale conjuguant, avec mesure, les dimensions critique et messianique de l’utopie. Le roman est une profonde réflexion sur l’Amérique latine des années 80, déchirée par les antagonismes idéologiques et politiques. En effet, le Mexique, à l’instar des autres pays de l’Amérique, assiste au diktat du capitalisme, idéologie qui cherche à traquer les idées marxistes dans leurs derniers retranchements. L’exemple des femmes décrites dans ce roman, surtout Lili, permettent de mesurer les retombées fâcheuses du capitalisme sur l’existence du peuple, appauvri et fragilisé à force d’être exploité. Le texte renvoie dos à dos et le capitalisme avide et la révolution menée par ceux qui veulent garder intactes les valeurs d’obédience marxiste-léniniste. Le Clézio semble, à travers son roman, incriminer tous les excès de nature à enliser l’humanité dans le malheur et la disgrâce. Campos, incarnant la fragilité du projet utopique, met en évidence la réalité des puissants. En effet, en dehors de Campos, la société est surdéterminée par l'industrialisation. La polarisation est grave, l'écart entre les riches et les pauvres est énorme, les gens sont mécanisés de jour en jour et la nature, belle et poétique, des êtres humains est irrémédiablement perdue. En dépit de l’échec de l’utopie dans Ourania, le roman est assurément une invitation à se ressourcer dans le rêve lointain d’une société humaine libre et harmonieuse. Il en va de toute la littérature, forme artistique par excellence, qui garantit à l’homme la possibilité de rêver, en se ressourçant dans le mythe du retour enchanteur aux origines. Nous étions conscients des différentes ressemblances entre les trois œuvres, mais après avoir terminé notre modeste recherche, plusieurs connexions inattendues ont confirmé notre hypothèse de départ. Cela dit, il nous serait difficile de refuser la portée utopique et romantique des trois œuvres. En effet, l’utopie se manifeste de prime abord chez nos trois auteurs via le mythe, l’espace et le temps. De plus, les auteurs ont présenté une palette de personnages profondément marqués par la solitude, l’errance et l’exil. Par ailleurs, le monde onirique permet aux personnages de se projeter dans un ailleurs meilleur que la réalité amère. Cette fuite est à son paroxysme quand elle devient folie ou mort. La folie peut libérer une personne des contraintes sociales. Or, elle est davantage présentée en tant que sagesse poétique, capable non seulement de réenchanter le monde, mais bien de sauver l’humanité des affres de la modernité capitaliste. Pour quelques personnages, l’introspection (le colonel, Lan Lian et Daniel) s’avère un pharmakon capital pour purger l’être de la haine qui le ronge et l’amener à se réconcilier ainsi avec son moi perdu dans le labyrinthe des limbes du passé. Le nombre consistant des fantômes qui habitent Cent ans de solitude montre la volonté de Marquez de se rappeler les meurtres perpétrés contre le peuple latino-américain. Par ailleurs, le nombre des morts dans La dure loi du karma, marquée par le cycle de la vie et la mort, et Ourania renvoie à la violence qui caractérise les XXème et XXIème siècles. C’est la mise en évidence également de la signification ontologique et métaphysique de la mort. Tandis que Marquez et Mo Yan s’intéressent à des personnages marginalisés à cause de leur filiation, Le Clézio jette son dévolu sur des marginaux, à cause de la pauvreté, de la prostitution, qui occupent des bidonvilles et des zones sinistres et closes. En dépit de leur différence, les auteurs procèdent au même traitement de l’espace et du temps, et ce en donnant à voir le rôle destructeur de la modernité. En outre, ils rejettent, catégoriquement, le rapport mécanique et utilitaire avec le monde, honni par les romantiques, notamment, allemands. Ils appellent à réenchanter le monde. Pour ce faire, ils mettent à contribution mythe et utopie. Ces derniers constituent une assise pour lutter contre le chaos. Force est de noter que si l’utopie dans les trois œuvres fonctionne comme remède ou solution pour les problèmes dus à la modernité, elle est inhérente à l’être des personnages. Si pour Marquez et Mo Yan l’utopie est fermée, elle est pour Le Clézio une ouverture sur l’autre. Dans ce sens, Ourania est un dialogue de cultures qui constitue plusieurs ressources à exploiter. Si l’utopie chez Marquez et Le Clézio est fortement euphorique, il n’en est pas de même pour l’utopie moyanienne. En effet, celle-ci demeure marquée par la violence qui semble nécessaire pour sa réalisation. Il faut toutefois noter que les révolutions et les guerres ont une relation étroite avec la violence caractérisant le XXème siècle. Par conséquent, les révolutions, animées par le désir d'établir l'utopie, n'atteignaient pas leur but et déjà, en combattant, les révolutionnaires avaient perdu la notion des idéaux qui les animaient. C’est une histoire en crise. La dure loi du karma et Ourania nous ont offert un débat d’idées autour des questions qui travaillent l’homme moderne, à savoir l’égalité et la liberté. Aussi sont-ils deux romans qui ont touché des points névralgiques de la relation entre la révolution et l’utopie. Vu l’abus fait de l’histoire pour servir les intérêts gouvernementaux, les trois auteurs se révoltent contre l’histoire officielle. A cet égard, ils ont dépoussiéré leur histoire dans le but de lutter contre l’oubli et mettre à nu un système politique infirme. Par ailleurs, la conscience historique de Marquez et de Mo Yan se manifeste principalement dans la reconstruction de l'histoire nationale. Ils se basent sur l’histoire de leurs villes natales qui constituent le microcosme de la Colombie et de la Chine. Quant à Le Clézio, il met en scène une histoire plurielle et polyphonique qui intègre une grande variété de dossiers. Par conséquent, ces romans présentent des reconstructions factuelles qui s’appuient sur une documentation historique. Aussi convoquent-ils le passé en l’investissant et en problématisant les événements qui ont marqué le champ politique et littéraire du XXème siècle. Les trois auteurs font un constat bien douloureux de l’Histoire. C’est pour cette raison qu’ils inscrivent l’histoire dans une mémoire collective et universelle. En définitive, le plus grand mérite des trois auteurs est de construire une vision transculturelle universelle. Ils instaurent, en effet, un système de valeurs et de codes de conduite universellement reconnus par l'humanité et montrent que la mondialisation a dépassé les domaines économiques et financiers et a progressivement pénétré les aspects politiques, culturels, sociaux, techniques et autres. Notre travail se subdivise en trois grande parties respectivement intitulées L’utopie entre romantisme et modernité, imaginaires et Utopie et de l’utopie à la dystopie : histoire, fiction, modernité. Chaque partie est bâtie autour de trois chapitres. Par soucis de clarté, la première partie se veut un balayage théorique des différents concepts que nous allons utiliser tout au long de notre travail. A ce choix méthodologique, préside le souci de permettre au lecteur de saisir le sens des concepts-clés convoqués dans notre thèse. Aussi le premier chapitre Utopie et idéologie ambitionne-t-il, d’abord, de présenter une définition du concept de l’utopie, puis d’approcher celle-ci en tant que construction littéraire, et ce en précisant, exemples de textes à l’appui, les caractéristiques inhérentes au genre utopique. Ensuite, le chapitre élucidera le concept de l’idéologie et présentera ses différentes fonctions. Enfin, il s’agira de faire ressortir les points de convergence et de divergences entre l’utopie et l’idéologie. Le deuxième chapitre de cette première partie, Modernité et utopie, analysera les rapports complexes entre l’utopie et la modernité. Après avoir défini le concept de la modernité et interrogé les questions de la sociologie, de la politique et de l’esthétique dans leurs rapports avec la modernité, le chapitre analysera quelques aspects de celle-ci. Le troisième chapitre, Utopie et dystopie, se fixe, d’abord, comme objectif de définir et de comparer les concepts de l’utopie et de la dystopie en examinant les autres concepts proches de ces derniers. Ensuite, il s’agira de donner quelques exemples de dystopies se situant entre le XVIIIème et le XXème siècles. La finalité sera de relever quelques attributs et spécificités propres au genre dystopique. Enfin, ce chapitre établira une comparaison entre l’utopie et la dystopie, et ce en mettant en exergue ce qui les rapproche et ce qui les distingue. D’où la nécessité de comparer les textes suivants: Utopia de Tomas More, Candide de Voltaire, Les Cinq cents millions de la Bégum de Jules Verneet1984 de G. Orwell. La deuxième partie de notre travail, intitulée Imaginaire et utopie,sera dévolue à l’analyse de l’imaginaire transmis par les trois romans de notre corpus. Afin de saisir le fonctionnement de l’utopie dans les trois textes, il est judicieux d’approcher l’imaginaire, générateur, par excellence, de l’utopie. Dans l’objectif de mettre en lumière l’intime relation entre l’utopie et l’imaginaire, la deuxième partie de notre thèse comprendra trois chapitres. Le premier chapitre, Imaginaires oniriques et visionnaires,s’attachera à montrer que le rêve participe, puissamment, à la naissance de l’utopie. Notre corpus nous permettra de mettre en relation rêve et utopie, rêve et folie et rêve et vision romantique. Ce travail propédeutique nous amènera par la suite à comparer les visions utopiques que promeuvent les personnages-clés des trois romans de notre corpus. Le deuxième chapitre, imaginaires mythologiques : réécritures postmodernes, analysera, dans un premier lieu, les relations qu’entretiennent le mythe et l’utopie. Dans un second lieu, il sera question de relever les différents mythes intégrés dans la structure narrative des romans objets d’étude. L’accent sera particulièrement porté sur le mythe des origines et le mythe de la réincarnation. De surcroit, le chapitre analysera la valeur et la signification de ces mythes dans l’univers romanesque. Dans le troisième chapitre, Motifs du néoromantisme postmoderne, nous procéderons à la lecture de notre corpus à la lumière des motifs chers au néoromantisme comme la solitude, l’exil et la mort. D’abord, nous analyserons les configurations que revêt la solitude dans les romans du corpus. Puis, nous traiterons des formes de l’exil, avant d’analyser le motif de la mort et la violence qui en résulte. La troisième partie de notre thèse, De l’utopie à la dystopie : histoire, fiction, modernité, rendra compte des effets de la modernité sur l’utopie. Pour ce faire, nous étudierons comment les trois romans en question réécrivent l’histoire, en démêlent les fils et mettent à nu tous les mensonges que les auteurs de celle-ci ont tissés. Les questions phares auxquelles nous tenterons de répondre sont les suivantes: comment fiction se saisit-elle de l’Histoire et comment la traite-elle ? Dans quel sens la fiction révèle l’essentiel sans verser dans la réduction ? Dans le deuxième chapitre, Temporalités, spatialités dystopiques, nous envisageons d’analyser les formes des temporalités et des spatialités dans leur relation avec la dystopie. Concrètement, nous y montrerons que temporalité et spatialité, telles qu’elles sont exploitées dans les trois romans, permettent de valider l’hypothèse qu’elles relèvent de la dystopie. Quant au troisième chapitre, Critique de la modernité et esthétique de la dystopie, nous y analyserons les modalités de la critique de la modernité. Nous partons du postulat que les trois écrivains de notre corpus critiquent cette dernière et lui imputent l’insuccès de l’utopie.
Date: 2018

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